Club toulousain In Vino Veritas
Quelques vins de La Rioja
Vendredi 14 décembre 2007
Dégustation préparée par Pierre Citerne et commentée par Philippe Ricard pour l’après-midi et Pierre Citerne pour le soir.
Quelques commentaires de contexte :
La dégustation s’est déroulée en deux phases : l’après-midi à 14h15 puis le soir à 19h30.
Le compte rendu porte sur les deux séances.
Entre autres causes, une aération de 5 heures (dans la bouteille rebouchée en position verticale) peut expliquer les variations dans les appréciations.
Les notes de Didier Sanchez, présent aux deux séances, reflètent ces fluctuations.
Les vins sont dégustés à l’aveugle.
Pour une meilleure cohérence dans la notation et l’aération des vins, l’ordre de dégustation est identique lors des 2 séances.
Les verres utilisés sont les «Expert» de Spiegelau.
DS : Didier Sanchez – PC : Pierre Citerne – PR : Philippe Ricard – MS : Miguel Sennoun – CD : Christian Declume.
Ordre de dégustation
(Nombre total de dégustateurs : 16)
1. Remelluri « Reserva » 2001
Tempranillo, Graciano, Garnacha Tinto– 13,5°
L’après-midi : DS14 – PR14,5 – CD14,5. Note moyenne AM : 14,3
Le soir : DS12,5 – PC12 – MS12,5. Note moyenne SOIR : 12,3
Aspect mat, légèrement bruni ; nez fortement boisé, vanillé, balsamique, avec des notes viandées et pimentées assez floues ; bouche plutôt frêle, sans éclat, alourdie par une douceur pâteuse.
2. Bodega Fernando Remirez de Ganuza « Gran Réserva » 1995
90% Tempranillo, 10% de Graciano– 14°
L’après-midi : DS16 – PR16,5 – CD16. Note moyenne AM : 16,2
Le soir : DS15 – PC15,5/16 – MS15,5. Note moyenne SOIR : 15,4
Robe évoluée mais dense ; expression aromatique large et distinguée, complexe, évoquant le gibier, les épices, le lard fumé, les fruits confits, le raisiné, le zan, le bois de santal… La bouche montre une trame mince mais serrée, un corps suffisamment dense quoique peut-être un peu trop dépouillé par l’élevage, une générosité alcoolique largement équilibrée par une acidité vive et une finale droite, fraîche, « atlantique ». Un compromis réussi entre modernité et tradition.
3. Bodegas Oscar Tobia Lopez « Alma de Tobia » 1998
85% Tempranillo, 10% Mazuelo y 5% Garnacha–12,5°
L’après-midi : DS13 – PR12,5 – CD13. Note moyenne AM : 12,8
Le soir : DS15,5 – PC15,5/16 – MS16. Note moyenne SOIR : 15,8
Robe dépouillée, brunie ; très joli nez en passe de basculer vers une dominante tertiaire mais dont l’aération fait ressortir le fruit : confiture de fraise, orange confite, feuilles mortes, thé, Viandox, viande fumée… La bouche se montre plus mince que le nez ne le laissait présager, fraîche, avec des tannins très fins et une sapidité persuasive.
4. Lopez de Heredia Viña Tondonia « Viña Bosconia Reserva » 1998
75% Tempranillo, 15% Garnacha, 10% Mazuelo y Graciano– 12,5°
L’après-midi : DS11 – PR11 – CD11. Note moyenne AM : 11
Le soir : DS15 – PC15 – MS16. Note moyenne SOIR : 15,3
De teinte brique, pâle, la robe semble complètement dépouillée. Nez discret, piquant, assez volatil, avec un fruit de cerise, encore assez frais, qui monte en puissance à l’aération. Bouche mince, peu d’alcool, forte acidité : peu de vin ? Mais la finale s’affermit, se prolonge, dévoile des tannins droits et nourris, un fruit émacié mais pur et solide. Une expression austère et droite, laconique, qu’il faut aller chercher.
5. Luis Cañas « Amaren Reserva » 2001
100% Tempranillo– 14°
L’après-midi : DS15,5 – PR15 – CD14,5. Note moyenne AM : 15
Le soir : DS13,5 – PC13,5 – MS14. Note moyenne SOIR : 13,7
Aspect très dense, chargé, jeune. L’expression aromatique, lactée et fruits noirs, reste très simple (on entend surtout comme qualificatifs « moderne » ou « international »…). Malgré une intensité de fruit méritante, qui bénéficie de la sveltesse élancée que sait conserver le tempranillo jusque dans la surmaturité, la bouche ne laisse comme souvenir qu’absence de finesse (tannins grenus) et linéarité aromatique (boisé lactique).
6. Bodegas Marqués de Murrieta Castillo Ygay « Gran Reserva Especial » 1995
78% Tempranillo, 15% Mazuelo, 6% de Garnacha Tinto, 1% de Graciano– 13°
L’après-midi : DS15 – PR15 – CD14. Note moyenne AM : 14,7
Le soir : DS16 – PC16 – MS16,5. Note moyenne SOIR : 16,2
Robe évoluée ; nez déployé, complexe, racé, patiné sans être tertiaire : quinquina, cola, pruneau, noyau, orange cloutée… Matière à l’avenant, diserte, fine, délicate mais dynamique et décidée, très vive, avec un toucher d’une finesse bourguignonne et le piquant caractéristique du tempranillo.
7. Bodegas Roda « Roda I Reserva » 2002
100% Tempranillo– 14°
L’après-midi : DS15 – PR15 – CD15. Note moyenne AM : 15
Le soir : DS15,5 – PC15 – MS16. Note moyenne SOIR : 15,5
Robe dense ; nez pulpeux, « rond », avec un fruit noir affirmé mais aussi une certaine finesse florale, ainsi qu’un élevage sensible, épicé, mais harmonieusement intégré aux autres éléments olfactifs. Bouche suave, fumée, savoureuse, qui sait conserver un toucher élégant dans l’expression du fruité primaire, confortablement moelleux, devenu norme internationale. Du moderne intelligent.
8. Benjamin Romeo « La Viña de Andres Romeo » 2004 – 14°
Nota : La bouteille vide pèse 1250 gr. Un record car le poids habituel est de 600 à 750 gr.
L’après-midi : DS(14) – PR15 – CD13,5. Note moyenne AM : 14,2
Le soir : DS(15) – PC16 – MS16. Note moyenne SOIR : 15,7
Robe impressionnante, opaque, violacée, avec déjà un fort dépôt noirâtre. Expression fruitée éclatante, aussi violente que la présentation visuelle : entre raisin frais et corbeille de fruits exotiques, avec quelques notes fumées, minérales, goudronneuses qui pourraient évoquer Cornas. La suite en bouche est étonnante, un vin dense mais très acide, des tannins droits et serrés, finalement beaucoup plus d’austérité que de suavité. Ce profil à la fois primaire et hyperbolique, qui paraît (douloureusement ?) sculpté dans le fruit, me fait penser aux sombres pinots de Bernard Dugat-Py. Intéressant, très probablement sincère ; on a envie de connaître la suite, en se demandant si on se régalera un jour…
Remarque de Didier Sanchez – à noter qu’après 24 heures d’aération, le vin devient imbuvable : extrêmement tannique et rugueux…
9. Finca Allende « Aurus » 2004
85% Tempranillo, 15% Graciano sur des vignes de 60 ans – 14°
L’après-midi : DS16 – PR16 – CD15,5. Note moyenne AM : 15,8
Le soir : DS13 – PC13 – MS14. Note moyenne SOIR : 13,4
Aspect très dense, bordure violacée. Nez puissant, « épais », monocorde : confituré, fumé, boisé chocolaté. Impression tactile ample et lisse, saveur boisée, chaleur alcoolique et structure fine ; techniquement il n’y a pas grand-chose à reprocher à ce vin, dont les mensurations remplissent certainement le cahier des charges du « goût international – catégorie poids lourds/luxe ». Espérons qu’il exprime un jour davantage de personnalité.
10. La Rioja Alta « Gran Reserva » 890″ 1994
100% Tempranillo– 12,5°
L’après-midi : DS15,5 – PR15,5 – CD14,5. Note moyenne AM : 15,2
Le soir : DS16,5 – PC16 – MS16,5. Note moyenne SOIR : 16,3
Robe dépouillée et brunie. Nez très épicé, débridé mais sachant conserver tenue et direction, caractéristique du style maison, c’est-à-dire fortement marqué par un long élevage dans le chêne américain : caramel, bourbon, vanille, épices douces, paprika, cèpe sec… La matière est mince, vive, de belle allonge, entièrement au service de la flamboyance des saveurs.
11. Finca Allende « Calvario » 2004
90% Tempranillo, 8% Grenache, 2% Graciano– 14°
L’après-midi : DS14,5 – PR14,5 – CD14,5. Note moyenne AM : 14,5
Le soir : DS15,5/16 – PC16 – MS15. Note moyenne SOIR : 15,6
Robe très dense, noire, mince bordure pourpre. Nez simple mais pénétrant et pur, assez comparable à celui du vin de Benjamin Romeo, avec une enivrante floralité musquée (iris ?), presque écoeurante, qui peut faire penser à un vin blanc. Toucher de bouche caressant, sans lourdeur, les tannins restent frais et le fruit, bien que très en avant, ne manque pas de finesse ; la marque du fût est encore assez présente mais l’ensemble paraît profond et droit, beaucoup moins empâté/emprunté que le surmûr « Aurus » de la même bodega. Il sera intéressant de suivre son évolution.
12. Lopez de Heredia Viña Tondonia « Viña Bosconia Gran Reserva » 1981
75% Tempranillo, 15% Garnacha, 10% Mazuelo y Graciano– 12,5°
L’après-midi : DS15 – PR15 – CD15,5. Note moyenne AM : 15,2
Le soir : DS17 – PC17 – MS17. Note moyenne SOIR : 17
Robe dépouillée. Le bouquet reste magnifiquement fruité et précis, complexe, fondu, tertiaire sans jamais paraître vétuste ; ses accents de fumée, de feuilles mortes, de griotte confite peuvent évoquer un Bourgogne ou un vieil Hermitage de chez Chave. Bouche fraîche, cohérente, appétente, à la structure longiligne et polie, alliant prestance et naturel. Une leçon de patience et un plaidoyer pour les élevages longs, tellement décriés par les « rénovateurs » de la Rioja.
13. Marques de Vargas « Reserva Privada » 1996
75% Tempranillo, 10% Mazuelo, 5% Garnacha Tinto 10% Otras– 14°
L’après-midi : DS12,5 – PR12,5 – CD13,5. Note moyenne AM : 12,8
Le soir : DS14,5 – PC14,5 – MS15. Note moyenne SOIR : 14,7
Robe assez dense, un peu évoluée, nuances brunes. Nez expressif mais manquant de fraîcheur, marqué par l’élevage (chêne russe) : caramel, champignons, laurier, épices douces, un caractère quelque peu médicinal aussi… Saveur mentholée, texture assez fine, fruité compoté confortable, même si les tannins à vif trahissent un certain essoufflement.
14. Artadi « Pagos Viejos » 2001
100% Tempranillo issu de vieilles vignes de plus de 75 ans – 13,5°
L’après-midi : DS16 – PR16 – CD15,5. Note moyenne AM : 15,8
Le soir : DS16 – PC16 – MS15,5. Note moyenne SOIR : 15,8
Robe sombre, très dense, riche en dépôt. Nez « pointu », une forte acidité volatile mettant en relief, sur un fond fruité puissant et très mûr (mûre…), des notes de gibier, de fumé ou d’encre. Matière dense, puissante, pleine, avec des tannins peut-être un peu trop serrés (extraction), une générosité de corps et de saveur indéniable, une acidité vigoureuse donnant un bel élan à l’ensemble.
15. Consejo de la Alta « Cata de Consejero » 2001
L’après-midi : DS(13) – PR(13) – CD(15). Note moyenne AM : (13,7)
Le soir : Echantillon bouchonné.
16. Artadi « Viña El Pison » 1998
100% Tempranillo issu d’une parcelle unique ceinte de murs, de vignes d’une cinquantaine d’années – 13,5°
L’après-midi : DS16 – PR16,5 – CD15,5. Note moyenne AM : 16
Le soir : DS14,5 – PC(14,5) – MS14,5. Note moyenne SOIR : 14,5
Robe sombre, légèrement brunie. Nez assez austère, balsamique, avec des impressions d’herbes sèches, de garrigue, et aussi une animalité pas très nette, des relents d’écurie. Bouche sanguine, râpeuse, piquante, montrant un fort caractère et une belle santé, intéressante malgré des tannins trop secs. Ayant déjà goûté ce vin plus franc et plus fruité (mais c’était il y a quelques années…), j’ai quelques doutes sur la netteté de l’échantillon.
Conclusion de l’après-midi (Philippe Ricard)
Dégustation aussi intéressante qu’agréable (notes finales homogènes avec une moyenne des 2 séances à 15,7), mais à l’approche assez délicate, caractérisée par des modifications importantes de perception après 5 heures d’aération (fluctuation moyenne des notes : 1,6), avec un avantage certain pour les dégusteurs noctambules.
Si le soleil espagnol influe inévitablement sur les profils aromatiques (fortes maturités, fruits cuits, présence alcoolique, sucre), l’usage de cépages parfaitement adaptés à ces régions chaudes (dont le seigneur est le tempranillo) permet de sauvegarder des acidités surprenantes, préservant les équilibres.
Deux approches se sont régulièrement opposées dans cette série :
Les premiers se sont régulièrement mieux appréciés le soir, récoltant d’ailleurs souvent les meilleures notes, plébiscités pour leur race et leur raffinement.
Les seconds ont vu une légère préférence l’après-midi, plus immédiats, plus démonstratifs, mais aux expressions encore brutales, sans la subtilité et la complexité que leurs aînés ont acquis avec les années.
On peut d’ailleurs se demander quelle est la tendance actuelle.
Si les vieux millésimes dégustés témoignent d’élevages particulièrement longs pendant lesquels les vins s’affinent et se complexifient tout en perdant énormément de leur pigment, donc de leur couleur, il semblerait que la mode actuelle, surtout parmi les vins ambitieux que nous avons testés, ait des objectifs bien différents, avec des vins fortement colorés, concentrés, musclés, commercialisés plus vite, avec des profils un rien parkérisés.
Comme seul le temps semble donner toute l’essence à ces vins, il faudra se faire patience pour apprécier la pertinence de ces évolutions.
Conclusion du soir (Pierre Citerne)
Peu de choses à ajouter à l’excellente analyse de mon confrère Philippe.
Nous avons une nouvelle fois été séduits par la grande complexité et l’attrait aromatique des riojas « à l’ancienne », leurs bouquets riches de mille nuances épicées, boisées, animales… Étonnant comme ces vins longuement élevés, dépouillés, reprennent parfois des forces au contact de l’air et s’avèrent pour la plupart meilleurs le soir que l’après-midi. J’ai pour ma part été particulièrement sensible au style un peu à part des vins de Lopez de Heredia, classiques parmi les classiques, mais plus mesurés dans leur exubérance aromatique, fermes, droits, austères, capables d’une merveilleuse finesse dans l’ascèse (1981).
S’il faut éviter de tomber dans la caricature, s’il existe d’excellents vins qu’on ne saurait rattacher à telle ou telle école, il est intéressant de noter que les meilleures étiquettes « classiques » sont en général nettement moins onéreuses que leurs concurrentes « modernistes ». J’ai pu remarquer sur place un phénomène curieux, qui ne semble nulle part aussi accentué qu’en Rioja : plus l’élevage est bref, plus le vin est cher…
Pourquoi le marché accorde-t-il tant de crédit à ces « nouveaux riojas » qui, s’ils présentent pour les meilleurs de biens réelles qualités, sont loin d’avoir fait les preuves de leur grandeur au vieillissement ? J’en suis finalement arrivé à penser qu’il s’agissait avant tout pour le marché intérieur espagnol de tourner, par la définition de nouveaux modèles valorisants, en rupture totale avec le passé (modes d’élaboration et stylistique des vins, mais aussi des étiquettes, des bouteilles, des bodegas…), une page de l’histoire du pays, d’oublier ces « gran reserva » et « gran reserva especial » qui étaient les étiquettes socialement signifiantes de l’Espagne franquiste. Il faut tout de même espérer que ces vins originaux, et le savoir-faire des grandes bodegas qui les produisent encore (savoir-faire d’ailleurs d’origine bordelaise), ne disparaîtront pas complètement dans cette catharsis collective…